La France est une
République, une communauté de citoyens, égaux en droits
et en devoirs
Voici la lettre que Jean-Pierre Chevènement
a adressée à Madame Anne-Marie Sauteraud,
Présidente de la 17ème Chambre
correctionnelle du Tribunal de Grande
Instance de Paris, dans le cadre du procès
intenté à Eric Zemmour.
Paris, le 3 janvier 2011,
Madame la Présidente,
Ne pouvant être présent aux audiences de la
17ème Chambre correctionnelle du TGI de
Paris, des 11 et 13 janvier prochains, je
souhaite, par la présente, apporter mon
témoignage à propos des infractions
reprochées au journaliste Eric Zemmour.
Je crains que le « politiquement correct »
ne finisse par tuer le débat républicain.
Lors d’une émission télévisée « Salut les
terriens ! » sur Canal+, mettant en cause la
police, accusée de pratiquer
systématiquement « des contrôles au facies
», à une phrase de M. Bernard Murat, metteur
en scène : « dès l’instant qu’on est
contrôlé dix sept fois dans la journée, ça
modifie le caractère », M. Eric Zemmour
répond : « lorsqu’on est contrôlé dix sept
fois ? Pourquoi ?...parce que la plupart des
trafiquants sont noirs et arabes, c’est
comme ça, c’est un fait ». |
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Sans doute M. Zemmour a-t-il, dans le feu de la
discussion, utilisé une formulation excessivement
brutale, mais il n’a hélas, pas dit une chose
matériellement inexacte. Il suffit, comme j’ai eu
l’occasion de le faire de consulter les listings de la
Direction centrale de la Sécurité publique du ministère
de l’Intérieur, pour constater que plus de 50% des
infractions constatées étaient imputables à des jeunes
dont le patronyme est de consonance africaine ou
maghrébine, comme c’est d’ailleurs le cas de M. Zemmour
lui-même.
Je ne pense pas qu’on puisse incriminer un journaliste
d’avoir avancé un argument, certes formulé
maladroitement, mais correspondant à une réalité, certes
dérangeante, mais propre à susciter une prise de
conscience partagée quant à la nécessité de traiter
cette question au fond, comme il sied dans une
République civique. Ces questions sont certes infiniment
délicates, mais la République repose sur le débat et
donc sur la pleine et entière liberté d’expression de
ceux qui le font vivre.
La connaissance de la réalité devrait inciter à une
réflexion salubre et à une action énergique pour recréer
les conditions d’une intégration réussie. La bonne
réponse me paraît être une politique d’accès à la
citoyenneté, telle que j’avais cherché à la promouvoir
en tant que ministre de l’Intérieur par une circulaire
du 19 janvier 1999, créant les Comités départementaux
d’accès à la citoyenneté (CODAC) présidés par les
Préfets dans chaque département. Il faut à la fois
remédier à l’incapacité croissante de la société
française à intégrer ses minorités d’origine étrangère
par l’affirmation d’une claire identité républicaine et
faire prendre conscience à tous les jeunes de la
nécessité de respecter les valeurs qui y sont attachées.
On ne fera pas l’un sans l’autre.
J’ajoute que s’agissant des déclarations sus-visées
d’Eric Zemmour, elles me paraissent avoir fait l’objet
de la part du présentateur de l’émission d’un traitement
particulier, puisque, préenregistrées, elles ont été
diffusées avec un bandeau indiquant « Immigration :
Zemmour dérape ». Il n’est pas besoin d’être un grand
médiologue pour comprendre que l’objectif du
présentateur était de créer l’incident, avec
d’éventuelles suites judiciaires, propres à faire monter
l’audience de l’émission…
La République proscrit toute distinction fondée sur
l’appartenance raciale. Elle implique donc une politique
fondée sur l’objectif d’une égalité réelle de tous les
citoyens avec un effort particulier en direction des
jeunes qui portent au visage le signe de leur
différence. Cette politique, à mes yeux, va bien au-delà
d’un antiracisme médiatique dont l’effet peut être, au
rebours des meilleures intentions initiales, d’installer
la notion de race au cœur du débat public et de
contribuer ainsi paradoxalement à dissoudre l’identité
républicaine de la France. Or c’est celle-ci qui doit
être affirmée avec force et d’abord vis-à-vis de ceux
qui ne la respectent pas.
La liberté d’expression d’Eric Zemmour peut déplaire
voire contrarier. Je suis loin de partager toutes ses
idées. Il s’agit cependant d’une valeur républicaine
fondamentale. Voltaire déjà déclarait : » Je ne suis pas
d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour
que vous puissiez le dire. »
Je fais d’abord confiance au débat républicain,
c'est-à-dire à la force des idées pour faire avancer
celles que je crois justes. Eric Zemmour n’a évidemment
pas raison de contester la législation qui proscrit
toute discrimination à l’embauche. Je pense exactement
le contraire. C’est à la télévision d’organiser le droit
de réponse. Dans l’état actuel du débat public, ce n’est
pas la liberté d’expression mais, comme il est écrit sur
un tableau de Goya, « le sommeil de la raison qui
enfante les monstres ». La liberté d’expression -qui est
un pilier de la République- a sa force propre. La thèse
d’Eric Zemmour peut être facilement combattue par des
arguments. La liberté d’expression n’a pas besoin d’être
inutilement corsetée par des interdits judiciaires.
La France est une République, c'est-à-dire une
communauté de citoyens, égaux en droits et en devoirs.
Pour le rappeler à tous, il suffit de faire confiance à
ses principes.
Vous renouvelant mes regrets de ne pas pouvoir
participer à l’audience, je vous prie de croire, Madame
la Présidente, en l’assurance de ma haute considération.
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Qui est Jean-Pierre Chevènement ?
Jean-Pierre Chevènement est né le 9 mars 1939 à
Belfort, de parents instituteurs. Ancien élève
de l'École Nationale d'Administration (promotion
"Stendhal"), il adhère au Parti Socialiste SFIO
en décembre 1964 et fonde en janvier 1966 -avec
Georges Sarre, Didier Motchane, et Alain Gomez-
le Centre d'Études, de Recherches et d'Éducation
Socialistes (CÉRÈS). Le CÉRÈS deviendra l’un des
principaux courants du PS à partir du congrès
d'Épinay (juin 1971); il sera remplacé le 14
avril 1986 par Socialisme et République.
Jean-Pierre Chevènement est l’auteur du
programme du Parti Socialiste "Changer la vie"
en 1972, le négociateur du programme commun de
la gauche (1972) et l’auteur du projet
socialiste (1980).
Il est élu député sans discontinuer aux
élections législatives de 1973 à 1997, et en
2000, dans le Territoire de Belfort.
Ministre d'État, ministre de la Recherche et de
la Technologie puis de la Recherche et de
l'Industrie des deux premiers gouvernements de
Pierre Mauroy (1981-1983), il refuse de
participer au troisième gouvernement de Pierre
Mauroy pour s'opposer au tournant libéral du PS
et défend "l’autre politique".
Il a été maire de Belfort entre 1983 et 2007.
Ministre de l'Éducation nationale du
gouvernement de Laurent Fabius (1984-1986), il
met fin à la "guerre scolaire", fait le "pari de
l'intelligence", et s'illustre par des mesures
telles que la ré-introduction de l'instruction
civique et l’objectif de 80% d’une classe d’âge
au niveau du baccalauréat.
Ministre de la Défense des gouvernements de
Michel Rocard (1988-1991), il démissionne le 29
janvier 1991 pour s'opposer à la guerre
coloniale des Etats-Unis contre l'Irak.
En juillet 1992, il quitte la direction du PS
afin de faire campagne pour le NON au traité de
Maastricht. Il fonde le 30 août 1992 le
Mouvement des Citoyens et, en avril 1993,
démissionne du PS. Il transforme alors le
Mouvement des Citoyens (MDC) en parti politique,
dont il devient président.
En 1995, il appelle à voter pour Lionel Jospin
dès le premier tour de l’élection présidentielle
puis participe en 1997 au gouvernement de la
"gauche plurielle" pour tenter de lui donner un
axe républicain. Ministre de l'Intérieur, il
essaye d'imposer une grande politique d'accès à
la citoyenneté, crée la police de proximité et
donne une nouvelle impulsion à la coopération
intercommunale. Il démissionne le 29 août 2000
pour s'opposer au processus de Matignon visant à
donner le pouvoir législatif à la Corse.
Il déclare sa candidature à l'élection
présidentielle de 2002 le 4 septembre 2001, et
obtient 5,33% des suffrages exprimés au premier
tour de l'élection présidentielle, soit plus
d'un million cinq cent mille voix.
Il est président d'honneur du
Mouvement Républicain
et Citoyen (MRC) qui a succédé au
MDC, et président de la
Fondation Res Publica,
fondation de recherche reconnue d'utilité
publique en 2005.
Il est Sénateur du Territoire de Belfort depuis
le 21 septembre 2008 et vice-président de la
Commission des affaires étrangères, de la
défense et des forces armées du Sénat. |
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