La révolution de la frite par Pierre-René Mélon
La "révolution de la frite" ne fut pas une
révolution. Juste une guindaille
(belgicisme) d'étudiants rigolards. Dans ce
pays sans culture du débat, sans épaisseur
historique, sans vision d'avenir, toute
tentative de bouleversement de l'Etat -
c'est-à-dire toute révolution digne de ce
nom - ne peut qu'être vouée à la triple
malédiction de l'autodérision, de
l'enfermement festif et du déni de réalité.
Pour réussir une révolution, il faut d'abord
être révolutionnaire, en un mot vouloir
renverser le régime en place et en instaurer
un autre. Or, que veulent nos
révolutionnaires de pacotille ? Conserver
l'Etat, préserver la monarchie et toucher le
moins possible aux institutions, quitte à
revenir au bon vieux temps de la
"circonscription fédérale".
Posons donc le diagnostic : toute révolution
est impossible en Belgique pour la simple
raison qu'il y manque l'essentiel : les mots
pour la dire. |
La belgique future vue
par les révolutionnaires du
Frit'Kot©RTL-TVI |
Et pourquoi donc le Belge est-il incapable de prononcer
les mots libérateurs? Pourquoi nos révolutionnaires de
cabaret semblent-ils voués aux actes symboliques et aux
festoiements dérisoires ? Et pourquoi, toujours, cette
référence incantatoire à un surréalisme en toc ?
Parce que le Belge versant sud vit sous un impératif
catégorique qui lui interdit d'affronter son prochain
sous peine de mort politique ; son prochain? cet étrange
Flamand qui veut le quitter dans l'amertume et le
reproche. La culture ancestrale de l'évitement du
conflit a développé chez le Belge francophone un réflexe
d'omertà qui ne cède aujourd'hui que pied à pied sous la
formidable pression de la radicalité flamande. La parole
qui dit simplement les choses ne s'échappe que par les
fissures de la peur.
Le Belge étiqueté "magrittien" ne transfigure pas le
réel, il le nie, il le fuit, il le vilipende. Pourquoi ?
Parce qu'il sait inconsciemment que toute prise direct
sur les choses qui fâchent, toute liberté de parole
salvatrice envers les Flamands leur sera payée en retour
par une poussée de revendications nouvelles (nos
compatriotes du nord n'ont pas les mêmes délicatesses
pour exprimer leurs volontés).
Nos bons Belges sont dépassés parce qu'ils ont été
éduqués dans le respect dogmatique et concélébré des
"différences qui nous enrichissent" (on cherche encore
comment) et des vertus insurpassable du "modèle belge de
cohabitation pacifique" (sic). Parce qu'ils ont été
élevés dans les éprouvettes du "laboratoire de l'Europe"
dans lesquelles le monde entier nous regarde
expérimenter les délices du "vivrensemble" (copyright
RTL).
Bref, puisque toute revendication libératrice pourrait
accroître son sentiment de culpabilité et déchaîner les
forces adverses, puisque toute parole vraie risquerait
d'anticiper la fin du pays (qu'on se représente comme
une espèce de fin du monde), puisqu'il faut décidément
éviter de "mettre de l'huile sur le feu", le Belge
torturé met de l'huile dans... la friteuse ; au lieu de
sang frais, il se tache de ketchup.
Suivant cette logique du non-dit, on peut prédire que
tout bouleversement politique futur sera au préalable
enrobé de mayonnaise. Le changement de régime sera
paisiblement mastiqué, dégluti et digéré avant que les
citoyens aient pu mettre un mot sur la chose qu'ils
étaient en train d'avaler. L'exact contraire de la
supposée transparence démocratique.
La Belgique avance donc vers son destin final à
contrecœur, à reculons, par petits pas, en se tordant le
cou pour regarder par-dessus son épaule.
Elle tombera sans doute sur une épluchure de loi ou un
croc-en-jambe comptable.
Bêtement. Sans gloire.
Pierre René Mélon
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